Transcription de l'intervention de Sébastien Canevet

Je m'appelle Sébastien Canevet. Je suis maître de conférences en droit privé. Je suis un vieil utilisateur de l’ordinateur, etc. Je passe depuis une dizaine d’années pour un affreux libertaire qui veut la mort du droit d’auteur. J’avoue que la chose commence vraiment à m’énerver dans la mesure où je suis moi-même auteur en tant qu’universitaire, et je suis même depuis trois ans éditeur puisque j’ai créé avec quelques amis une maison d’éditions qui n’est plus vraiment dans la miniature puisque nous allons avoir, après un troisième tour de table, 150 000 euros de capital social et on va déjà diffuser une dizaine de milliers d’exemplaires de nos bouquins.

Je ne suis, je vous l’avouerai, pas très, très à l’aise d’intervenir après les deux orateurs précédents (1) qui sont des amis, qui ont dit, ma foi, 90% de ce que j’aurais pu dire. Il me reste donc à vous parler du droit. Alors je ne vais pas faire du droit avec vous. Je vais vous parler du droit ou plus exactement vous dire du mal du droit.

Très sincèrement, faire du droit, pour vous décomplexer vis-à-vis de ma ma matière, faire du droit c’est très facile. C’est à la portée de n’importe qui. Moi, par exemple, je peux vous improviser, un projet de directive européenne interdisant de vider la mer à la petite cuillère. Très facile. Article 1er : il est interdit de vider la mer à la petite cuillère. Article 2 : le commerce des petites cuillères demeure libre sur le territoire européen. Article 3 : Est créé un Conseil supérieur des petites cuillères., etc, etc. C’est pas difficile de faire du droit, ce qui est difficile, c’est de faire de la justice.

Ce qui se passe actuellement en fait, juridiquement, ne change pas tellement de ce que l’on fait depuis quelques décennies. Par exemple, avant de venir ici, je suivais un peu par hasard une charmante demoiselle qui chantonnait un air à la mode, c’était de l’opéra Notre-Dame je crois, et cette demoiselle aurait probablement été très surprise si je lui avais dit qu’elle risquait, en chantonnant dans la rue, trois ans de prison et 300 000 euros d’amende. Suivez mon raisonnement.

C’est une oeuvre protégée soumise à droit d’auteur. Est interdite toute représentation publique. Cette demoiselle faisait une représentation publique d’une oeuvre protégée, donc c’était une contrefaçon. Trois ans de séchoir et 300 000 euros d’amende.

Alors vous allez me dire c’est purement théorique, oui c’est vrai, c’est purement théorique. Je ne pense pas que l'on trouve un plaideur fou ou un procureur fou pour lancer une poursuite contre cette demoiselle.

Donc les choses ma foi se stabilisaient auparavant parce ce que c’était tellement déraisonnable d’appliquer le droit, jusque là que les choses se stabilisaient. Elles étaient auto-stables. Mais avec l’utilisation des réseaux, des nouvelles technologies, eh bien ce système qui était auto-stable se retrouve déstabilisé. C’est-à-dire que ce ce qui était déraisonnable, ce qui était inconcevable, parce qu’on ne pouvait pas mettre un inspecteur de la SACEM derrière chaque piéton dans la rue, eh bien avec le réseau cela devient tout de suite possible. C’est-à-dire que c’est techniquement possible donc on va le faire. Comme si toute possibilité scientifique, toute possibilité technique attirait immédiatement le progrès sur la société, parce qu’on peut le faire, donc on le fait.

Le résultat on vous l’a dénoncé, je vais pas y revenir mais c’est quand même un risque majeur non seulement pour l’intimité, mais également pour la liberté, non pas d’expression, mais carrément la liberté de pensée. Jusqu’à présent, si vous avez honte de lire tel ou tel journal, vous l’achetez dans un quartier où vous n’êtes pas connu, vous le payez en liquide, vous le mettez dans un sac en plastique, personne ne sait que vous lisez le journal en question. Avec les nouvelles technologies, le flicage est d’ores et déjà techniquement possible, même si c’est pas encore complètement exploité. Eh bien les lois qu’on est en train de de nous proposer, c’est la même chose.

Je vous dirai le fond de ma pensée, je suis persuadé que les multinationales se contrefichent de la vie privée du citoyen. Elles n’ont rien contre, elles n’ont rien pour. En revanche, elles ont quelque chose pour gagner un maximum d’argent et s'il s’agit de sacrifier la vie privée des citoyens par effet collatéral — comme disent les militaires pour dissimuler ce que vous savez...— et que donc, par effet collatéral, une multinationale — ce n’est même pu l’Etat, c’est carrément une multinationale — va savoir que vous avez lu tel journal, ou tel livre ou écouté telle musique avec les DRM, là on a un véritable problème. C’est-à-dire que ce système auto-stable et qui était tellement ridicule et que l’on ne pouvait pas mettre en oeuvre avant, maintenant on est en plein dedans. C’est-à-dire qu’on va mettre en danger non seulement la liberté d’expression mais aussi la liberté de conscience, la liberté d’opinion. Est-ce que je vais encore oser lire tel ou tel site web, ou tel ou tel livre numérique si je sais qu’une société privée va savoir, pour récupérer des droits d’auteur au passage, ce que je suis en train de lire ?

(1) Il s'agit de Christophe Espern de l'initiative EUCD.INFO et de Pascal Cohet de la ligue Odébi