Un frein à l'innovation et à la libre concurrence principalement préjudiciable aux PME, une efficacité improbable

La capacité pour une telle autorité d'intervenir efficacement - et à temps - sur des marchés à cycle d'innovation court et à tendance monopolistique, est plus que douteuse. Si les entreprises doivent passer par une autorité pour obtenir le droit de publier un logiciel interopérable, cela empêchera évidemment l'exploitation d'avantages concurrentiels comme la réactivité, avantage propre aux petites entreprises. Le fait que l'autorité ne soit qu'une instance supplémentaire à saisir avec des possibilités de recours suspensif ne fera qu'ajouter des délais et une obligation de veille juridique difficilement supportable pour les petites entreprises.

Le risque d'instrumentalisation de cette autorité par de grandes entreprises habituées à faire durer les procédures judiciaires est également prégnant. Dans les faits, les cas qui vont se présenter à cette autorité seront juridiquement et techniquement complexes. Ils seront finalement comparables au cas Microsoft qui occupe les services de la direction européenne de la concurrence depuis près de huit ans. Croît-on vraiment qu'on va faire plier Microsoft avec cette autorité ? Quel dépense au final et pour quel résultat ?

Un coût inconnu

Combien de fonctionnaires mobilisés pour traiter avec les nombreux avocats que ne manqueront pas d'utiliser les grandes entreprises concernées ? Combien de milliers de pages de spécifications techniques et de documents juridiques relatifs à des brevets devront être étudiés chaque année ? L'autorité va-t-elle présumer de la légalité des centaines de brevets logiciels qui lui seront présentés ? Combien d'experts à auditionner avant de prendre une décision ? Au final quel budget pour cette autorité ? Ni le rapporteur, ni le gouvernement n'ont répondu aux sénateurs qui les interrogeaient sur ce point. Alors que l'irrecevabilité au titre de l'article 40 de la Constitution était soulevée, le gouvernement a repris à son compte l'amendement de la commission des affaires culturelles créant l'autorité. Mais il n'a pas pour autant répondu aux questions des élus. Au moment où le ministre du budget annonce la suppression de 107 commissions et que toute création d'une nouvelle commission implique une étude d'impact, c'est étonnant.

Un précédent éloquent

En 1998, quand il a transposé les traités OMPI , le législateur américain a choisit d'abandonner un mécanisme finalement comparable à l'autorité des mesures techniques et qu'il avait introduit en 1992 au travers de l'Audio Home Recording Act. Pourquoi ?

Face au frein à l'innovation et à la libre concurrence que constituait l'obligation de passer par un service de l'administration américaine avant de commercialiser un produit en capacité de copier des données numériques protégées par le droit d'auteur et devant dès lors intégrer des mesures techniques normalisées, le législateur a préféré écrire des règles conformes aux traités mais n'imposant ni un passage par une quelconque autorité dédiée, ni l'intégration obligatoire de mesures techniques. Il a par la suite refusé à plusieurs reprises d'intégrer des dispositions comparables.

La réussite des États-Unis dans le domaine des nouvelles technologies ces dix dernières années doit sans doute beaucoup à cette décision de ne pas ajouter de nouvelles barrières à l'entrée sur le marché aux PME innovantes intervenant sur un marché stratégique à cycle d'innovation court, comme l'est le marché du logiciel, marché stratégique s'il en est.

Une menace pour le logiciel libre

L'autorité des mesures techniques aurait des pouvoirs démesurés dans une économie de marché, comme celui de refuser à une entreprise l'accès au marché. Elle pourrait de plus revenir sur la liberté de l'auteur de choisir les conditions de divulgation de son oeuvre.

L'autorité pourrait ainsi interdire la divulgation d'un code source. Aucun pays dans le monde n'a jamais osé écrire qu'une autorité administrative allait pratiquer une telle discrimination entre logiciel libre et logiciel propriétaire. La publication du code source est un des fondements du logiciel libre. Pour protéger ce modèle innovant, les députés avaient d'ailleurs pris soin de rappeler que la publication du code source d'un logiciel indépendant interopérant avec une mesure technique ne peut être interdite au nom de la protection juridique des mesures techniques.

Les auteurs de logiciels libres sont des auteurs à part entière. Le droit de choisir les conditions d'exploitation de son oeuvre (droit moral de divulgation) est un droit reconnu d'ordre public qui conditionne l'exercice de la liberté de création, liberté fondamentale. Il appartient donc à l'autorité judiciaire de trancher a posteriori, et non à une autorité administrative a priori. Croire par ailleurs qu'en censurant les auteurs de logiciels libre, on préservera le secret entourant les mesures techniques est une utopie. La sécurité par l'obscurité n'est pas une politique pérenne de sécurité informatique.

Conclusion

L'approche choisie par le Sénat diverge donc fondamentalement de celle de l'Assemblée et soulève de nombreuses questions. D'une interopérabilité de principe, susceptible d'être mise en oeuvre par tout acteur quelque soit sa taille ou son modèle économique, on passe à une mise en oeuvre de l'interopérabilité hypothétique.

In fine, le consommateur sera t-il demain condamné par décision administrative à utiliser uniquement des logiciels Microsoft ou Apple ? Va t-on exclure les entreprises du libre de marchés porteurs et stratégiques au nom d'une prétendue «sécurité» des mesures techniques, alors même que ces dispositifs sont signalés comme dangereux dans le récent rapport du député Lasbordes sur la sécurité des systèmes d'information ? Que se passera t-il quand les mesures techniques seront aussi utilisées pour protéger des documents professionnels comme cela va être le cas ? Une même mesure technique peut en effet être utilisé pour protéger des livres électroniques et des documents d'entreprises. Les enjeux sont majeurs, la réponse selon nous inappropriée. Elle porte en elle le germe de la censure et de l'obscurantisme, et a déjà démontré son inefficacité.