« Aujourd’hui, de manière formelle, on pourrait interdire complètement la copie privée sur un plan strictement juridique, mais cela est absolument impossible sur le plan politique. »

Hervé Rony, directeur général du Syndicat national de l’édition phonographique-12/01/02 - ebg.com


Cet été, l’UFC-Que Choisir a clairement pris position contre l’extension de la redevance sur la copie privée aux disques durs intégrés, extension adoptée par la commission Brun Buisson et publiée depuis au Journal Officiel. Dans un communiqué de presse étudiant notamment le mécanisme de double facturation mis en place par TPS et comparable à une simulation logicielle de magnétoscope, l’association se demandait ainsi : « Le consommateur doit-il payer une troisième fois pour visionner une oeuvre pour laquelle il a déjà payé deux fois des droits d’auteurs ? ».

Car les technologies numériques, si elles réduisent les coûts de certaines entreprises, ne sont pas forcément synonymes d’économie pour le consommateur. Grâce à un lobbying actif, les industriels du disque, du film et de la culture ont réussi à convaincre le législateur de les soutenir dans une « logique inflationniste ». Ainsi, à l’inverse de l’UFC-Que Choisir, le président de Sony France était lui ravi de l’extension de la redevance estimant que ce n’était « qu’un tremplin », dernière étape avant une taxe sur les disques durs d’ordinateurs.

Et après ?

Le 5 Décembre 2002, suite à la publication fortuite par le CSPLA de l’avant-projet de loi sur le droit d’auteur qui vise à transposer la directive européenne connue sous le nom d’EUCD, l’UFC-Que Choisir a de nouveau rédigé un communiqué de presse intitulé Menaces sur la copie privée et invitant le gouvernement à justement « revoir sa copie » jugeant que ce dernier ne devait pas « sacrifier le droit légitime d’usage de tous les acquéreurs sur l’autel des intérêts purement mercantiles des majors ».

L’art de multiplier les pains

Actuellement, une partie du modèle économique de Sony est construit autour du copyright et des brevets. Avec l’arrivée d’Internet et la standardisation du matériel, l’entreprise doit réorienter une partie de ses activités tout en essayant de préserver ses marchés actuels le plus longtemps possible.

Sony dispose de brevets sur plusieurs supports et périphériques matériels et la société essaie désormais de s’imposer sur le marché de la fourniture et de la gestion de contenus sur Internet. La société a annoncé une architecture logicielle de gestion de droits numériques (DRM - Digital Rights Management) appelée OpenMG X intégralement brevetée et qui doit lui permettre d’exploiter ses oeuvres dans un environnement réseau sécurisé et protégé. Sony a également doté ses CD audio d’un système empêchant qu’ils soient lus sur un PC ou sur un Macintosh.

Désireuse de mieux contrôler la distribution des oeuvres qu’elle produit, Sony a également créé une joint-venture avec Universal qui commercialise désormais une partie du répertoire des deux majors via un service Internet de musique à la demande intitulé Press Play. Ce service proposait jusqu’à présent son propre lecteur multimédia mais Sony souhaite désormais le remplacer par un lecteur supportant sa technologie OpenMG X. Ce dernier est installé d’origine sur les ordinateurs et les périphériques matériels fabriqués par la firme.

La multinationale maîtrise désormais l’intégralité de la chaîne culturelle, de la création à la reproduction en passant par la production et la distribution. Sony gère des écuries d’auteurs et d’artistes-interprètes, exploite leurs oeuvres sur tout support, produit les périphériques matériels et édite les logiciels nécessaires à leur représentation et à leur diffusion. Sony s’occupe aussi de la protection de ces oeuvres et ce quel que soit le média.

Pour l’instant, toutes les oeuvres du catalogue Sony ne sont pas encore disponibles sur le service Press Play. Si l’oeuvre n’est pas disponible sur Internet, le consommateur doit donc l’acquérir sur un support physique. Toutefois, il ne peut pas forcément l’écouter sur son ordinateur car le support est désormais protégé. A l’inverse, s’il obtient l’oeuvre numériquement, il ne peut pas forcément la stocker sur un support matériel sauf à payer un supplément, la licence d’utilisation du service précisant cependant que certaines oeuvres ne sont pas susceptibles d’être copiées et ce, même si vous les avez « achetées » en ligne.

Avec un tel système, dans le meilleur des cas, le consommateur est contraint d’acheter l’oeuvre deux fois : une fois pour l’écoute dans un flux numérique et une fois pour la conservation du titre sur son ordinateur. S’il copie ces oeuvres sur un lecteur MP3, doté comme il se doit d’une carte mémoire ou d’un disque dur intégré, il paie dès lors la fameuse taxe sur la copie privée.

Pour peu que cette taxe soit étendue aux disques durs d’ordinateur et qu’il achète de nouveau le titre sur un album CD, il paiera trois fois de plus : une fois pour la taxe sur le disque dur et deux fois pour le CD audio (CD + taxe). Au final, pour une chanson précise, le consommateur aura payé jusqu’à six fois des droits d’auteur en ayant bien entendu financé la communication, l’accès au réseau et les périphériques matériels (ordinateur, modem, lecteur MP3, ...).

Extension du domaine de la lutte

Financé par le public pour ses « pertes » sur des supports physiques qu’elle a d’ailleurs brevetés, et espérant faire payer une taxe supplémentaire à l’utilisateur, s’appliquant notamment sur les disques durs d’ordinateurs qu’elle construit, Sony cherche aussi à s’émanciper des réseaux de distribution traditionnels en se réservant, avec Vivendi, l’exploitation de la musique sur Internet.

Ainsi, en janvier 2002, Njara Zafimehy, directeur de la stratégie et du développement de Fnac direct et président du GERA, syndicat européen des distributeurs de produits culturels européens, déclarait :

« Les distributeurs face à la distribution numérique ne peuvent pas lancer des services équivalents à ceux proposés par les deux principales plates-formes du fait de l’absence d’échanges et de négociations entre éditeurs et distributeurs. Les membres du GERA estiment que cette attitude relève d’une pratique anti-concurrentielle qui permettrait, notamment à Press Play de posséder un catalogue fort de près de 100 000 titres au détriment des distributeurs. »

Pour que la Fnac, d’habitude plutôt en position de force vis-à-vis de ses fournisseurs, se plaignent de pratiques anti-concurentielles, la situation mérite sans aucun doute un léger examen. D’autant plus qu’à cet instant, M. Zfimehy s’exprime pour tous les membres du GERA. Alertée par des labels indépendants, également en danger, il semblerait que la direction européenne de la concurrence s’intéresse au sujet.

De son côté, le président du directoire de la Sacem, Bernard Myiet, s’inquiétant de cette concentration excessive, s’exprimait en ses termes :

« En toute hypothèse, les autorités régulatrices de la concurrence, à Washington comme à Bruxelles, devront indiquer si elles acceptent que soit concentrée entre quelques mains toute l’industrie de la musique, de l’édition jusqu’à la distribution. Leurs réactions aux tentatives de fusion entre EMI et WARNER, ou EMI et BMG permettent d’en douter. »

Mais les belligérants ne sont pas au complet.

Radio France, service public français, a annoncé cette semaine que les enregistrements de ses émissions ne seraient désormais disponibles qu’au format WMA, format propriétaire poussé par la société Microsoft car compatibles avec Palladium, architecture DRM entrant en concurrence directe avec OpenMG X.

A ce sujet Microsoft a d’ailleurs été poursuivi et parfois condamné par de nombreux Etats américains pour violation des lois antitrust et l’est actuellement en Europe pour abus de position dominante, ce qui n’empêche toutefois pas la société de continuer sa croissance. Depuis quelques années, Microsoft se diversifie notamment dans la fourniture de systèmes d’exploitation pour assistants personnels (Windows CE), dans la vente de console de jeux (Xbox), dans la fourniture de contenu (Corbis) ou dans l’édition de jeux vidéo. Habitué à travailler avec des auteurs-développeurs, le plus souvent salariés, le géant américain essaie de reproduire ce modèle, beaucoup plus lucratif, dans de nombreux domaines.

Cette situation semble particulièrement inquiéter les sociétés d’auteurs. Ainsi, lors d’un entretien avec Valérie Siddahchetty intitulé Pas d’amalgame entre Internet et la baisse des ventes de CD, Catherine Kerr-Vignale, directrice adjointe de la Sacem, déclarait :

« Aujourd’hui, on respecte les droits d’auteur dans le monde de la musique. Nous avons plus de mal à protéger les graphistes ou les auteurs de jeux vidéo. Mais la concentration peut tuer la création, surtout si celle-ci est gérée par des financiers. Ces derniers veulent asservir la création dans le salariat. C’est ce qui se passe avec Microsoft aujourd’hui qui achète des sociétés de photo comme Sigma (via Corbis) pour ensuite vendre des bases d’images sur CD-ROM avec les droits cédés dessus. »

L’arbre qui cache la forêt

Une fois les pièces en place et le fou avancé, il apparaît clairement que l’EUCD n’est finalement qu’un cheval de Troie juridique et technique. Sans trop exagérer, actuellement, ce dont il est question, c’est bien de savoir qui contrôlera les ordinateurs de millions d’Européens et donc l’information dans les prochaines années.

Alors que l’administration essaie peu à peu d’utiliser des formats standards tels que ceux du W3C et que certains parlementaires veulent l’inciter à utiliser des logiciels libres dès que cela est possible, il serait malheureux que l’Etat français laisse un service public comme Radio France promouvoir des technologies américaines ou japonaises brevetées, et ce dans toute la francophonie au nom du droit d’auteur. D’autant plus qu’il existe des technologies libres de droits comme le format Ogg-Vorbis et que des associations et des entreprises françaises ou européennes ont sûrement à leur disposition quant à leur mise en oeuvre.

Si l’on ajoute le fait que l’OEB (Office européen des brevets) risque de valider des brevets couvrant les technologies logicielles de protection, aidé en cela par la Commission européenne et son récent projet de directive, Sony pourra continuer de faire jouer brevets et copyright en Europe de façon imbriquée pour préserver des monopoles comme elle l’a fait pendant des années avec les supports matériels. Elle utilisera bien entendu son droit de choisir « toute mesure technique appropriée » pour protéger les oeuvres des artistes qu’elle produit.

Gageons sans trop risquer que Sony encouragera l’utilisation de ses propres outils tout comme Microsoft cherche à imposer ses formats de fichiers en multipliant « les partenariats » avec les constructeurs, les diffuseurs et les distributeurs. Ainsi, à l’instar de Radio France, constatant les dégâts, les sociétés exploitant des serveurs de diffusion propageront un monopole ou l’autre, et les développeurs de lecteurs ou d’encodeurs devront donc faire de même sauf à accepter de se mettre hors la loi.

Pour l’exemple, ce mois-ci, deux procès ont commencé, l’un aux Etats-Unis, l’autre en Norvège. Le premier oppose la société américaine Adobe et la société russe ElcomSoft employant Dimitri Sklyarov, un développeur arrêté aux Etats-Unis par le FBI puis relâché sous la condition que son employeur accepte de se substituer à lui lors du procès. Dimitri avait été interpellé durant une conférence qui expliquait comment il avait fait pour convertir des oeuvres stockées dans un livre électronique vers un autre format lisible par un ordinateur.

La seconde affaire concerne un développeur norvégien, Jon Johansen, qui est actuellement poursuivi pour avoir créé et diffusé un logiciel, DeCSS, qui permet de lire un DVD sur un ordinateur. Les poursuites ont été engagées par la toute puissante association américaine des producteurs de film (MPAA). Jon Johansen, âgé de 15 ans au moment des faits, risque deux ans de prison.

A aucun moment ces développeurs n’ont contrefait ou incité à contrefaire des oeuvres, pas plus qu’ils n’ont enfreint les droits d’auteurs, de producteurs ou d’artistes-interprètes. Ils n’ont violé aucun secret industriel et ils n’ont attaqué aucun serveur. Ils se sont principalement livrés à un exercice de programmation appelé ingénierie inverse qui consiste à reproduire le fonctionnement d’un programme en se basant uniquement sur l’observation et la réflexion.

Ils sont aussi poursuivis pour avoir présenté leur travaux en assemblée publique, comme tout scientifique normalement constitué, permettant à d’autres utilisateurs de lire des oeuvres sur leur ordinateur. Ce qu’on leur reproche, c’est donc d’utiliser leurs neurones, de s’exprimer et de communiquer pour pouvoir regarder un film ou lire un livre sur lequel ils ont payé des droits, et ce, sur un périphérique qui leur appartient et avec des logiciels qu’ils ont eux-mêmes écrits.

Conclusion

Avec de telles pratiques, encouragées par le législateur et relayées par les services publics, au delà de la surenchère économique, c’est bien le droit à la copie privée, la libre concurrence et le droit à la culture pour tous qui sont remis en cause. Le marché du livre ou du disque d’occasion, les petites entreprises et les consommateurs sont clairement menacés. La licence d’utilisation proposée par Press Play est un très bon exemple des débuts de l’utilisation du DMCA par une grande entreprise et l’EUCD risque d’engendrer les mêmes dérives contractuelles en Europe, notamment dans le cadre de services en ligne.

Car en plus de régir l’utilisation des oeuvres, cette licence traite de toutes les activités possibles sur Internet, de l’utilisation d’un forum à l’exploitation des informations laissées sur le serveur par le consommateur. La disproportion entre les prérogatives que s’accorde Press Play et les droits du public semble peu acceptable et la nature même du modèle économique permet d’entrevoir l’avenir de la musique en ligne, Press Play se comportant à la fois comme un loueur de chansons et une radio privée.

A l’ère du numérique, les grandes sociétés feront donc visiblement tout pour empêcher l’utilisateur de se constituer une médiathèque personnelle, de prêter une oeuvre à l’un de ses amis ou d’en faire une copie d’un produit à un autre. A force de mélanger politique culturelle et pratiques commerciales, de croire à une Europe seulement économique, les atteintes à la vie privée, à la liberté d’expression et à la liberté de création vont se multiplier et, pour le coup, « l’exception culturelle » va partir en fumée.

De l’autre côté de l’Atlantique, certains sénateurs américains font déjà marche arrière alors que d’autres se battent depuis longtemps, comme le républicain Rick Boucher déclarant récemment :

« Pour le bien de la société toute entière, il faut revoir la législation avant que l’accès à l’information ne soit complètement contrôlé de manière irréversible. »

A défaut, bientôt, la musique, les films et les livres seront vendus jetables et à service unique, tout comme ces bons vieux Bic, ou alors, plus subtil, rechargeables à l’envie mais sur un seul modèle. Contraint par des contrats d’abandonner des droits autrefois légitimes, citoyen vache à lait finançant par l’impôt des monopoles privés et pirate par défaut, suspect gardé à vue, notre consommateur, sans doute bien échaudé, se rappelera soudain ces paroles militantes :

« Si une société dominant le marché essayait de vous écraser et que l’industrie du film et du disque, toute entière, tentait d’empêcher que vos logiciels puissent lire leurs oeuvres, alors vous aussi vous vous engageriez politiquement. C’est juste de l’auto-défense. »

Bruce Perens - 04/12/02 - news.com


Par ce froid glacial, pensée émue pour Jean Kévin, premier des maquisards.