Articles de loi concernés

Article 12 bis

Art. L. 335-2-1. - Est puni de trois ans d'emprisonnement et de 300 000 € d'amende, le fait :

1° D'éditer, de mettre à la disposition du public ou de communiquer au public, sciemment et sous quelque forme que ce soit, un logiciel manifestement destiné à la mise à disposition du public non autorisée d'œuvres ou d'objets protégés ;

2° D'inciter sciemment, y compris à travers une annonce publicitaire, à l'usage d'un logiciel mentionné au 1°.

Les dispositions du présent article ne sont pas applicables aux logiciels destinés au travail collaboratif, à la recherche, ou à l'échange de fichiers ou d'objets non soumis à la rémunération du droit d'auteur.

Article 14 ter A

Art. L. 335-12. - Le titulaire d'un accès à des services de communication au public en ligne doit veiller à ce que cet accès ne soit pas utilisé à des fins de reproduction ou de représentation d'œuvres de l'esprit sans l'autorisation des titulaires des droits prévus aux livres Ier et II, lorsqu'elle est requise, en mettant en œuvre les moyens de sécurisation qui lui sont proposés par le fournisseur de cet accès en application du premier alinéa du I de l'article 6 de la loi n° 2004-575 du 21 juin 2004 précitée.

Article 14 quater :

Art. L. 336-1. - Lorsqu'un logiciel est principalement utilisé pour la mise à disposition illicite d'œuvres ou d'objets protégés par un droit de propriété littéraire et artistique, le président du tribunal de grande instance, statuant en référé, peut ordonner sous astreinte toutes mesures nécessaires à la protection de ce droit et conformes à l'état de l'art.

Les mesures ainsi ordonnées ne peuvent avoir pour effet de dénaturer les caractéristiques essentielles ou la destination initiale du logiciel.

L'article L. 332-4 est applicable aux logiciels mentionnés au présent article.


1. Le nécessaire respect des principes de neutralité de la technique et de la responsabilité individuelle

On ne peut condamner l'inventeur d'une technique pour l'utilisation illicite qui peut en être faite. Ainsi, un fabricant d'outils contondants ne peut voir sa responsabilité engagée pour l'usage fait de ses produits. De là même façon, les éditeurs de logiciels communiquants (serveurs web, serveurs mail, messageries instantanées, peer-to-peer...) ne peuvent être mis dans une situation d'insécurité juridique permanente et tenus pour responsables des actes illicites commis à l'aide de leur outil.

La responsabilité des échanges d'oeuvres sans autorisation relève des internautes qui les pratiquent, pas des fournisseurs des outils double usage qu'ils utilisent.

Lorsqu'une disposition équivalente a été proposée dans la loi américaine, l'ACM, une association d’informaticiens fondée en 1947, et comptant 80 000 membres a pris position publiquement en faveur de la neutralité de la technique et de responsabilité individuelle:

«In our society, we have achieved technological excellence, research leadership, and educational preeminence in the world through the free exchange of information and the freedom to innovate. Copyright was intended to support those goals, not restrict them for entertainment companies. The explicit embodiment of "fair use" provisions in the law has contributed to our many successes. Any further legislative action - such as the SSSCA - which focuses on constraining or outlawing technology instead of penalizing behavior can only serve to weaken our educational systems, impede our technological dominance, and interfere with our electronic security.»

La proposition de loi concernée fut rejetée comme toutes les propositions identiques faites aux États-Unis.

2. Une rédaction totalement floue créatrice d'insécurité juridique(contient des extraits de l'article «Loi sur le droit d’auteur : Étude de texte»)

a) Partie pénale (12 bis)

Prohiber les logiciels manifestement destinés à la contrefaçon, comme le propose l'article 12 bis, reviendrait à interdire les couteaux manifestement destinés au meurtre. La tentative de neutralisation effectuée par les députés Bernard Carayon et Richard Cazenave via un amendement qui exclut les logiciels destinés à la recherche, au travail collaboratif, et à l'échange de fichiers personnels, démontre d'ailleurs l'absurdité du dispositif et vraisemblablement son inconstitutionnalité. Cela revient à écrire dans la loi : «les couteaux manifestement destinés au meutre sont illégaux mais ceux qui servent à couper le pain, la viande et le poisson ne le sont pas». Et ceux destinés à couper le beurre ?

Une telle rédaction semble contraire au principe de prévisiblité du droit puisqu'il est impossible de savoir quels catégorie de logiciels est visée. D'ailleurs aucun député porteur de l'amendement, ni même les lobbyistes qui l'ont rédigé, ne sont capables de répondre à cette question ... ou plutôt ils ne veulent pas y répondre car ils souhaitent pouvoir viser n'importe quel logiciel, arbitrairement.

De plus, le terme «destination» n'est pas suffisamment précis. Il pourrait être interprété comme visant la destination qu'en font les internautes. Certains logiciels non destinés par l'éditeur à la mise à disposition illicite sont en effet, en pratique, «manifestement destinés» à une telle mise à disposition par les utilisateurs eux-mêmes.

Or, la loi pénale n'intervient généralement que pour prohiber des comportements précis qui atteignent la société ou l'un de ses membres, ou qui sont intrinséquement susceptibles de mettre en danger une telle valeur («attenter à la vie d'autrui par l'emploi ou l'administration de substances de nature à entraîner la mort ...», «usage d'un téléphone tenu en main par le conducteur d'un véhicule en circulation ...»). Si la notion de destination devait s'entendre comme celle donnée par certains utilisateurs à certains logiciels, l'article 12 bis aurait pour effet de prohiber un outil en tant que tel et de pénaliser son fournisseur alors que l'outil visé ne peut entraîner la violation des droits d'autrui qu'en certaines circonstances d'usages par les utilisateurs. Ce serait totalement disproportionné et irait vraisemblablement à l'encontre de l'interprétation que donne la Cour européenne des droits de l'Homme du principe de «nécessité» (l'ingérence ne peut être justifiée que pour répondre à «un besoin social impérieux» et doit être «proportionné au but légitime poursuivi»).

b) Partie civile (14 quater)

La partie civile de l'amendement, devenu article 14 quater, permet elle à n’importe quel éditeur de faire pression sur l’éditeur d’un logiciel « manifestement utilisé pour la mise à disposition illicite d’œuvres ». Elle créé une responsabilité disproportionnée du fait d'autrui. Elle donne la possibilité d'interdire ou de restreindre l'utilisation d'un logiciel du fait des usages illégaux qui en sont fait, privant la grande majorité des internautes des usages légauxx que permet principalement el logiciel.

Ainsi il sera possible, sous la menace de l’obliger à intégrer des mesures techniques de protection dans son logiciel ou de lui faire plus vraisemblablement cesser son activité, à l’aide d’une lettre recommandée avec accusé de réception émanant d’un puissant cabinet d’avocat. La notion de « logiciel manifestement utilisé pour » est assez vague pour permettre de cibler quasiment n’importe quel logiciel communiquant sur Internet. L'ajout de la formule selon laquelle ces mesures ne peuvent «avoir pour effet de dénaturer ni les caractéristiques essentielles, ni la destination initiale du logiciel» peut elle recevoir diverses interprétations. On peut ainsi imaginer qu'une mesure d'interdiction de la possibilité d'insérer des pièces jointes au format MP3 puisse être jugée comme n'entravant pas la destination initiale du logiciel, alors même que l'envoi de fichiers MP3 ne peut être en soi considéré comme illégaux.

3. Une telle mesure serait, dans les faits, inapplicable

Comme l'a écrit le responsable Stratégie «Technologies de sécurité» de la société Sun Microsystems, dans le cas du logiciel libre, l'identification de l'éditeur est par nature impossible puisqu'il s'agit d'une oeuvre collaborative, où chacun contribue pour une part du logiciel, développé à l'échelon international. Il peut être simplement impossible de s'adresser à l'éditeur ou de tenter de le contraindre à quoi que ce soit.

On ouvre par ailleurs l'éventualité que le juge ait une interprétation extensive d'une telle mesure. Les éditeurs du logiciel serveur Apache, utilisé par plus de 70% des serveurs web dans le monde, pourraient être visés par une telle disposition ! Certains utilisateurs s'en servent pour construire des sites d'échange d'oeuvres protégées.

Serait-on tenté de demander à la fondation Apache d'apporter des modifications à son serveur pour qu'il refuse de servir des fichiers MP3 ou BitTorrent, alors même que la loi américaine ne le prévoit pas ? De plus, les sites déjà en place ne fermeraient pas pour autant.

La disposition législative envisagée serait donc inapplicable sauf à mettre en place un mécanisme de filtrage généralisé au niveau des fournisseurs d'accès (solution écartée devant l'émoi suscité lors du vote de la Loi pour la confiance dans l'économie numérique). C'est pourquoi d'ailleurs elle n'a pas été décidée par les Etats-Unis, ni par aucun pays européen ayant transposé la directive EUCD, ni par aucun pays démocratique dans le monde.

4. L'ensemble de l'industrie du logiciel, y compris européenne, serait fragilisée par une telle disposition

C'est lorsque l'amendement présentant cette disposition a été rendu public que la société Sun Microsystems s'est associée aux demandes de retrait de ce texte formulée par l'initiative EUCD.INFO, ainsi que l'ont fait les chefs d'entreprises françaises du secteur du logiciel libre. La BSA Europe, qui représente les éditeurs de logiciels propriétaires américains en Europe, nous a également fait savoir qu'elle était opposée à ce texte tout comme l'AFA (Association des Fournisseurs d'Accès).

Dans une analyse envoyée aux députés quelques jours avant l'examen du projet de loi, l'AFA indique que:

«La mesure proposée pourrait donc avoir pour conséquence, tant dans son volet pénal que civil, d'interdire l'usage et la promotion de Internet, comme l'édition de programmes informatiques destinés à son utilisation. En ce sens, la proposition d'amendement est à la fois irréaliste et inacceptable.»

Il faut également noter que les majors du logiciel ont une capacité d'absorption de l'insécurité juridique que n'ont pas les PME-PMI éditrices.

5. Une interprétation juridiquement erronée de la jurisprudence américaine

Il est possible de définir l'origine d'une telle disposition. Elle découle d'une interprétation erronée d'une décision de la Cour suprême américaine qui visait non pas tous les éditeurs de logiciels mais bien seulement l'éditeur qui avait organisé l'utilisation illicite de son logiciel (en l'occurrence Grokster). Le comportement d'incitation de Grokster a pu être mis en évidence que grâce à la procédure de discovery existant dans le droit américain. Notre droit ne comporte pas de telle procédure. Le risque est donc d'accumuler contre les éditeurs de logiciels les menaces, poursuites et décisions arbitraires.

6. Un risque pour les droits fondamentaux des internautes

On ne peut enfin cacher l'impact négatif qu'aurait politiquement une telle mesure. Outre qu'elle mettrait en évidence l'incompétence technique du législateur, elle serait immanquablement perçue comme une volonté de surveiller et contrôler les échanges sur internet au mépris des libertés individuelles, car il s'agit bien là de tracer individuellement le comportement de chacun en imposant à tous des mécanismes de filtrage des communications personnelles. L'article 14 ter A est sur ce point éloquent.

L'objectif des rédacteurs de l'amendement (et non des porteurs) est d'imposer la mise en place dans tous les logiciels de communication de dispositifs techniques vérifiant que les données numériques échangées par l'utilisateur ne sont pas protégées par un droit d'auteur. Ces dispositifs techniques devront pour être efficaces vérifier systématiquement toutes les données recues et/ou émises par l'utilisateur, aller vérifier dans des bases de données distantes que ces données ne sont pas protégées, et le cas échéant, interrompre la communication. Le risque de porter atteinte à la liberté de communication est majeur, puisque l'interruption de communication même non privée constitue en elle-même une atteinte à la liberté de communication, protégée par la Constitution et par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.


(*) Les amendements 150 (partie pénale de l'amendement Vivendi) et 267 (partie civile de l'amendement Vivendi) ont été portés par MM. Mariani et Wauquiez à la demande expresse de M. Sarkozy qui avait dépêché à l'Assemblée son attaché parlementaire pour relever les votes des députés de la majorité présents.